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REGARDS SUR LE RAJASTHAN

Partie rejoindre ma soeur en Inde pour un court périple au coeur du Rajasthan, j'ai atterri à Delhi un soir de décembre. Munie de ma caméra, d’une pellicule de 36 poses et de L’odeur de l’Inde de Pasolini, j'entreprends de traduire en images, ce que l’auteur traduit en mots 50 ans plus tôt : mes visions de l’Inde et des spectacles qu’elle offre à voir et à sentir.

Ces 14 photos, prises entre Delhi et Jaisalmer, sont une tentative de fixer les beautés d’une Inde pleine de paradoxes dans laquelle je me suis immergée quelques jours.

 

Alors que la première de mes soeurs nageait dans un bonheur d’une ingénuité presque agaçante, la deuxième développa tout au long du voyage un écoeurement jusqu’à en tomber malade. Quant à moi, mon coeur balançait toujours entre dégoût et fascination, rancoeur et compassion, violence et bienveillance. C’est cette oscillation permanente que j’ai voulu retranscrire dans mes images.

Dans son récit, il est vrai que Pasolini a tendance à ne voir que d’un oeil, à n’écouter que d’une oreille, ou à ne sentir que d’une narine, ne décrivant que la puanteur et la noirceur d’un pays pourtant si riche. Mais la poésie qui se dégage de ses errances nocturnes et de ses visions de l’extrême misère, ainsi que la justesse de ses observations sociologiques, sont autant de ressentis et d’expériences que je vécus là-bas, un demi siècle plus tard.

Non pas déçue, je revenais perplexe et la tête emplie de sentiments contraires sur une Inde trop souvent fantasmée. Une Inde à la fois grandiose et misérable, fascinante et insoutenable.

DELHI

Regards d’étranger.

 

« Pour moi, qui perçois la vie d’un autre continent, comme une autre vie, sans rapport avec ce que je connais, presque autonome, commandée par d’autres lois, vierges. »

Main Bazar de jour — Delhi, décembre 2016

Main Bazar de nuit — Delhi, décembre 2016

De la misère.

« De cette foule énorme, vêtue pratiquement de serviettes, émanait un sens de misère, d'indigence indicible : ils semblaient tous rescapés d'un tremblement de terre, et heureux d'en avoir réchappé, se contentant de quelques guenilles avec lesquelles ils auraient fui de leurs pitoyables lits détruits, de leurs masures minuscules. »

Humayun's Tomb — Delhi, décembre 2016

Adieu Delhi.

« Adieu Delhi. Le corps chargé de la douce pesanteur d’un plaisir, plaisir du long voyage qui nous attend, nous partons dans la fraîcheur aérienne du petit matin, les jardins baignés des rayons pâles du soleil, et les bungalows, les grandes avenues de la cité-ministère, de la cité ambassade, de la cité-cocktail. (Pauvre ville, où les aspects occidentaux s’enfoncent irrémédiablement dans la mélancolie des espaces trop immenses qui découvrent toujours un banian abandonné avec ses racines au vent, un chien, un misérable, pour témoigner du caractère invincible de la misère.)

 

Adieu Delhi. Une grande plaine commence, sans couleur, comme une peau de bête laissée au soleil et à la pluie, des saisons entières. [...]

Mais l’avenir prochain est plein de promesses. Un long voyage au coeur de l’Inde, dans une Dodge grosse et stable comme un autocar, Moravia et moi, seuls, disponibles, joyeux, curieux comme des singes, avec tous les instruments de l’intelligence prêts à être utilisés, voraces, goulus et impitoyables. »

AGRA

Prisons dorées.

« C’est à Agra que se trouve le Taj Mahal. Le Saint-Pierre de l’Inde. À vrai dire, c’est un temple, ou plutôt un tombeau musulman, pas hindou. [...]
On enlève ses chaussures, sur le vaste perron, et avec cette fureur mal contenue que provoque l’obligation d’ôter ses chaussures pour la centième fois, on entre au milieu de groupes de touristes habillés comme des mendiants et de mendiants aussi tranquilles que des touristes. [...]

Ici, il règne une certaine paix. [...]


Un vrai glacier. La poésie musulmane, pratique et non figurative en même temps, pragmatique et antiraciste en même temps, se retrouve en Inde comme dans un monde qui n’est pas le sien. La sensualité cadavéreuse du paysage indien régit, comme des corps étrangers, les monuments des dominateurs musulmans. Enfermés dans leur géométrie abstraite, fonctionnelle, comme des prisons dorées. »

Taj Mahal — Agra, décembre 2016

Petit Matin — Agra, décembre 2016

Des vaches.

« Et les vaches sur les routes se mêlaient à la foule, qui s’affalaient parmi les affalés, flânaient parmi les flâneurs, s’immobilisaient parmi les immobiles : pauvres vaches au pelage maculé de boue, maigres à en devenir obscènes, certaines aussi malingres que des chiens, dévorées par le jeûne, le regard éternellement attiré par des objets voués à une éternelle déception. »

FATEHPUR SIKRI

Vue du palais — Fatehpur Sikri, décembre 2016

De l’architecture.

« Je ne cache pas mon attirance pour ces cités mortes et intactes, c'est-à-dire pour les architectures pures. J'en rêve souvent. »

Devant la grande mosquée — Fatehpur Sikri, décembre 2016

De la manière de dire oui.

 

« Je peux dire quelque chose : les hindous forment le peuple le plus doux que l’on puisse connaître. [...] Il suffit de considérer leur manière de dire oui. Au lieu de hocher la tête comme nous, ils la secouent, comme quand nous disons non : la différence de geste n’en est pas moins énorme. Leur non qui signifie oui consiste en une ondulation de la tête (leur tête brune, dansante, avec cette pauvre peau noire, qui est la couleur la plus belle que puisse avoir une peau), avec tendresse, dans un geste empreint de douceur : « Pauvre de moi, je dis oui, mais je ne sais pas si c’est possible ! », et d’embarras, en même temps : « Pourquoi pas ? », de peur : « C’est si difficile. », et même de coquetterie : « Je suis tout pour toi. » La tête monte et baisse, comme légèrement détachée du cou, et les épaules ondulent également un peu, avec un geste de jeune fille qui vaine sa pudeur et montre effrontément son affection. Vues de loin les foules indiennes restent gravées dans la mémoire, avec ce geste d’assentiment, et le sourire enfantin et radieux dans le regard, l’accompagnant toujours. »

JAIPUR

De l’absence de vulgarité en Inde.

« Bien que l'Inde soit un enfer de misère, il est merveilleux d'y vivre, parce qu'elle est presque absolument dépourvue de vulgarité. »

Porte du Printemps — Pitam Niwas Chowk, City Palace, Jaipur, décembre 2016

Porte du Lotus — Pitam Niwas Chowk, City Palace, Jaipur, décembre 2016

Du principe de caste.

 

« Tout Indien tend à « se fixer », à se reconnaître dans l’aspect mécanique d’une fonction, dans la répétition d’un acte. Sans ce mécanisme et cette répétition, son sentiment d’identité recevrait un sale coup : il tendrait à se défaire et à s’évaporer. C’est pourquoi, à tous les niveaux, les Indiens apparaissent comme codifiés. C’est ce qu’on appelle conformisme en Europe, mais qui, ici, n’étant ni bourgeois ni petit-bourgeois, mais traditionnel, d’une tradition ancienne et désespérée, n’a rien de mesquin ni de restreint : la petitesse à laquelle il réduit l’homme a quelque chose de grandiose. »

« L’habitude de classifier et de hiérarchiser [...] dérive de cet atroce archétype mental qui imprime sa marque à tout acte et à toute pensée des Indiens : le principe de caste. Les intellectuels en ont conservé la mécanique de classification et de hiérarchisation, précisément : qui fixe les choses et les idées dans une espèce de tableau immobile, qui ne saurait évoluer sans douleur ni angoisse. Les mêmes maux et les mêmes angoisses se dépeignent visiblement sur les visages des domestiques quand on leur demande quelque chose qui n’est pas prévu dans le menu ou sort de leurs habitudes. »

PUSHKAR

Le lac sacré de Pushkar — Pushkar, décembre 2016

De l’idéal de beauté des Indiens.

« L’idéal héroïque et érotique des Indiens était donc de couleur blanche et pourvu de respectables rondeurs. En effet, dans toutes les petites villes, les affiches de cinéma, peintes de manière simpliste et monotone, représentaient des quantités de protagonistes entièrement blancs, avec de bonnes joues rondelettes et un double menton. Or, tous les Indiens sont menus, maigres, avec de petits corps de bébé, extraordinaire jusqu’à vingt ans, gracieux et pathétiques par la suite. Qu’est-ce donc qui explique ce monstrueux idéal de beauté ? »

UDAIPUR

De la solitude.

« J’avais envie de rester seul, parce que ce n’est que seul, égaré, muet, à pied, que je parvenais à reconnaître les choses. »

Rue — Udaipur, décembre 2016

Des corneilles.

« Les cris des corneilles nous poursuivent, plus ou moins denses et désordonnés, à travers tout l’Inde. C’est une répétition significative : elles semblent dire : nous sommes toujours là, parce que l’Inde est toujours ainsi. À part la folie qui domine cette brève éructation, insolente, idiote et décomposée : cet air de celui qui ne respecte rien, gratuitement sacrilège. Avec ces rimes persistantes dans les oreilles, nous voyons le paysage lentement se métamorphoser, comme une échine infinie émergeant de la poussière. Mais un véritable changement ne parvient jamais à se produire. »

Des chiens sur la route — Udaipur, décembre 2016

JODHPUR

De l’errance.

« La vie, en Inde, a toutes les caractéristiques de l’insupportable : on ne sait pas comment on fait pour résister, en mangeant une poignée de riz sale, en buvant une eau immonde, sous la menace continuelle du choléra, du typhus, de la variole, et même de la peste, en dormant par terre, ou dans des habitations atroces. Tous les réveils, le matin, doivent être des cauchemars. Et pourtant, les Indiens se lèvent, avec le soleil, résignés, et, avec résignation, ils se trouvent une occupation : c'est une errance, à vide, durant tout le jour, un peu comme on on voit à Naples, mais ici, avec des effets incomparablement plus misérables. Il est vrai que les indiens ne sont jamais joyeux : ils sourient souvent, c'est vrai, mais ce sont des sourires de douceur, non de gaieté. »

Chien sur portes vertes — Jodhpur, décembre 2016

De la musique.

« Il se mit à jouer. C’était une vieille mélodie indienne, parce que l’Inde est réfractaire à toute influence musicale étrangère ; je crois même que les Indiens ne sont pas physiquement en mesure d’entendre d’autre musique que la leur. C’était une phrase hachurée, étouffée, haletante, qui finissait toujours, comme tous les airs indiens, par une sorte de lamentation presque gutturale, un râle doux et pathétique mais, à l’intérieur de cette tristesse, était contenue une espèce de gaieté noble et ingénue. »

La ville bleue — Jodhpur, décembre 2016

De la monotonie.

« Il faudrait avoir la capacité de répétition d’un psalmodie médiéval pour pouvoir réaffronter, chaque fois qu’elle se représente, la terrible monotonie de l’Inde. Les étangs, les villages, la jungle, les cultures de millet, les files de carrioles avec leurs buffles, les étangs, les villages... Et les villes : le marché, le grouillement fétide, les corps mutilés à l’impuissance qui est physiquement odeur et vent, les vaches, les lépreux, les banlieues avec ces constructions coloniales basses et longues, les terre-pleins couverts de chèvres et de petits enfants... »

L’abandon des naufragés.

« Nous étions, maintenant, à la fin de notre voyage en Inde, et la peine et la pitié nous avaient laissés à moitié exsangues. Chaque fois qu’en Inde on laisse une personne, on a l’impression d’abandonner un moribond qui va se noyer au milieu des épaves d’un naufrage. On ne peut pas résister longtemps à cette situation ; désormais, toute la route de l’Inde, derrière moi, était semée de naufragés qui ne me tendaient même pas la main. »

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